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Premières pages du livre I


Journal personnel

Azek Nolhan

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Bibliothèque du Palais d’Erityl, Lordorhan 

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 Je suis toujours fasciné par la facilité avec laquelle il est possible de captiver l’attention des enfants. Cela fait plus de deux heures que je leur conte les aventures de nos héros Lordorhans et ils en redemandent encore !
 Depuis ce matin, le Palais est en ébullition et on m’a chargé d’occuper les enfants du Palais et du personnel.

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— Maître Nolhan, ça s’est vraiment passé comme ça ? demanda une petite tête blonde.
C’était l’un des plus âgés du groupe. Huit ou dix ans peut-être ? Il n’avait pas encore passé cet âge de raison où la magie ne fonctionne plus aussi aisément.

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 Bien entendu, je ne leur ai pas raconté toute la vérité. Ce n’est pas de leur âge. Je dois bien avouer que même au mien, je n’étais pas prêt non plus.
Qui pouvait l’être ?

 — Qui sait, Jenryck ? Dans quelques années, tu pourras lire mes Chroniques si le cœur t’en dit, et tu verras par toi-même, lui répondis-je avec un clin d’œil nostalgique.

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Note du rédacteur

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 Je me nomme Azek Nolhan. Maître Archiviste du royaume depuis la Restauration et au service de la famille de la Reine depuis toujours.
 Je fus chargé de produire les Chroniques des événements ayant marqué son règne, le royaume et en fin de compte, ses sujets. Des textes qui permettront peut-être aux générations futures de ne pas reproduire les mêmes erreurs que celles faites par le passé. Ceci constitue avant tout un témoignage. Un témoignage de notre époque et de ses changements perpétuels.

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 Tout commença par cette affaire en 2142, alors que notre Reine venait de retrouver son trône légitime depuis seulement une année. Je venais pour ma part de voir passer soixante-deux hivers, dont plus de la moitié en exil.
 Un an seulement, après plus de trente-six années d’éloignement forcé. Période pendant laquelle le Trône de Lordorhan fut occupé par les Usurpateurs, les rois traîtres.
 Trois rois maintenant honnis,
 Trois rois qui plongèrent le royaume dans le chaos,
 Trois rois qui poussèrent le peuple, tout autant que les seigneurs fidèles à leur régime, à prendre finalement les armes contre eux afin de mettre fin à leur règne d’orgueil et de terreur.
 Trois rois qui firent de notre royaume la risée du continent pendant toute la durée de leurs règnes successifs.
 Un âge de ténèbres où n’existait plus aucun repère, plus aucune morale.

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 Une époque heureusement révolue.

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 Mais la période qui succéda, celle où prend place cette histoire, souffrait terriblement de ce funeste héritage.


 Tout était à faire, à reconstruire, à moderniser et aussi, à inventer.
 Une ère où notre Reine et ses conseillers s’engagèrent à tout réformer, à tout changer pour qu’un tel désastre ne puisse plus se reproduire. En faisant évoluer le pays et les mentalités, nous espérions que plus aucunes ténèbres ne pourraient s’étendre sur le Royaume de Lordorhan.

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 Après le règne de l’individualisme et de l’égoïsme aveugle, venait, ou plutôt revenait, l’ère de la paix et du travail pour le bien de tous.
 Nul ne savait si cet âge d’or, promis et tant espéré par le peuple, du plus haut seigneur au plus humble des paysans s’accomplirait vraiment, mais tous travaillaient en ce sens.

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 Cette affaire que je m’apprête à vous narrer, montra dès ses premières heures, le besoin vital de réviser le plus rapidement possible l’ensemble des appareils de justice et de police du royaume.
 Les procédures et méthodes d’investigations n’avaient que peu évolué au cours de ces cent dernières années et ce fut ce dossier qui permit d’imaginer les techniques judiciaires que nous pratiquons aujourd’hui. Les lacunes étaient énormes. Cependant, c’est souvent dans l’adversité que se font les plus grandes avancées.

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 Ce fut une affaire qui ouvrit des portes sur des événements que nul n’aurait pu imaginer au départ et qui amena à encore plus de changements.

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 Ces Chroniques sont là pour rendre compte de ce qui s’est produit et rendre hommage à tous ceux qui ont été pris dans la tourmente et à qui, vous, chers lecteurs, devez le respect pour leurs actions, leur dévouement et parfois leurs sacrifices.

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 Ces pages seront faites de leurs rapports officiels, de témoignages postérieurs, d’extraits de leurs journaux personnels et d’échanges épistolaires. Des textes qu’eux-mêmes ou leurs héritiers m’ont fait l’honneur de me confier pour rédiger les mémoires de notre nation afin que la postérité garde trace de leurs actions.

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 Certains passages pourront malgré tout parfois être racontés par votre serviteur, par souci de cohésion de l’ensemble du récit. Ma narration s’efforcera toutefois de ne pas interpréter les faits, mais seulement de vous apporter les éclairages et liaisons nécessaires à leur bonne compréhension.

Votre serviteur,

Azek Nolhan
 

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Le royaume de

Lordorhan en 2142

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 Au moment où débutèrent ces Chroniques, le Royaume de Lordorhan était en pleine reconstruction après avoir été plongé dans ce que les historiens ont appelé par la suite « l’Âge Sombre ».
 Cette époque troublée débuta lorsque notre bien aimé Roi Demeter I, quarante-deuxième de la prestigieuse lignée des Vyr, dynastie régnant sur ces terres depuis plus de huit cents ans, fut assassiné. L’instigateur n’était autre que le fidèle Valkis, Premier ministre du souverain, bénéficiant de toute sa confiance. L’agonie du monarque, causée par un lent empoisonnement, fut aussi longue que douloureuse, mais elle permit au Roi de voir se dessiner peu à peu les plans et les noms des conspirateurs.
 Pour la famille royale, les soupçons se tournèrent très vite et de façon bien visible en direction de ce ministre omniprésent. Cela ne sembla pourtant pas déstabiliser le traître qui avait su trouver tous les appuis nécessaires dans l’entourage et le gouvernement du souverain. Une vaste conspiration minutieusement pensée, dont ce ministre était l’instrument principal, mais également le premier bénéficiaire. Il fut l’agent d’un complot fomenté depuis longtemps par certains seigneurs ambitieux qui ne semblaient guère goûter la paix et la prospérité dont jouissait le pays depuis plus de vingt années. Deux décennies d’un règne sage et éclairé, mené par un Roi qui se tournait volontiers vers la modernité et le développement pacifique de son royaume dans l’intérêt premier de ses sujets.
 Sentant sa dernière heure venir, le Roi incita son fils Demis et le reste de sa famille à se mettre à l’abri des traîtres, qui ne manqueraient certainement pas de s’en prendre à eux après son dernier souffle. Il leur fallait quitter le Palais, car il deviendrait bientôt un piège qui se refermerait sur tous les membres de la famille ainsi que sur leurs alliés restés fidèles. Préparant leur fuite et celle des loyalistes à la hâte, cette mise en garde sauva tout ce qui pouvait encore l’être. Les adieux furent déchirants. Le prince Demis ne pouvait se résoudre à laisser ainsi son père seul aux portes de la mort seulement entouré de traîtres, cependant, le temps pressait et rien ne pouvait plus sauver le Roi. La raison d’État et la sécurité de la famille étaient le plus important.

 

 Cinq jours après le décès de Demeter, la prise de pouvoir par l’Usurpateur et ses séides fut rapide, violente et sans pitié. Aucun des seigneurs encore loyaux n’eut le temps de réagir lorsque les troupes félonnes sortirent du bois pour prendre possession du pays aux premières heures du coup d’État. Le royaume était à présent tenu d’une main de fer et pour les loyalistes, le choix n’existait déjà plus, il fallait se soumettre au Nouvel Ordre, ou disparaître.

 

 Pour ceux qui refusèrent malgré tout le renversement des Vyr, il fallut fuir le royaume en toute hâte, aidés par des réseaux activés dans la précipitation, mais qui s’avérèrent efficaces. Cependant, nombre d’entre eux furent sommairement exécutés pour des motifs fallacieux dès les premiers jours de l’avènement de Valkis, ou encore et le plus souvent, discrètement assassinés dans leurs provinces.

 

 Pour le royaume et son peuple, l’arrivée de ce nouveau régime fut comme un poignard dans le cœur tant il représentait une inversion totale des valeurs qui avaient cours dans notre nation depuis presque un millénaire.
 Pendant toutes ces années, l’image de Lordorhan qui parvenait jusqu’aux exilés était celle d’un royaume passéiste, sous-développé et cruel. Reniant son glorieux héritage, il était comme figé dans le temps, entre parenthèses et refusant toute modernité, régressant même sous d’anciennes lois féodales du siècle passé.
 La suspicion et la crainte planaient dès lors sur le royaume comme des charognards sur un champ de bataille. La dénonciation et le meurtre régnaient en tout lieu, la peur ainsi que la violence faisaient force de loi.
 La politique que le nouveau pouvoir avait mise en place ne semblait œuvrer que dans un seul sens : pousser l’ami à dénoncer l’ami, le voisin à trahir le voisin, pour peu qu’il ne fût pas enclin à ovationner le Nouvel Ordre, divisant ainsi les communautés pour mieux les contrôler. Le peuple, tenu en laisse par les démonstrations de force inutilement cruelles des milices armées réparties sur l’ensemble du territoire, apprit rapidement à se soumettre et à ne plus faire aucune allusion à l’Ancien Régime.
 Toute forme de résistance était alors réprimée dans le sang et les larmes.

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 Les générations se succédèrent au cours de ces longues décennies, et même si ces enfants n’avaient pas connu la prospérité, la quiétude et la paix du temps d’avant, le peuple montra pourtant, à la Restauration, qu’il n’avait rien oublié de ce qu’étaient les valeurs ancestrales du royaume de Lordorhan, celles qui avaient conduit ce pays à la félicité.

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 Mais que le lecteur garde aussi à l’esprit que la narration de cette période n’est établie qu’en fonction des observateurs en exil. Point de vue alimenté par les témoignages des Lordorhans de tous horizons restés au pays et qui ont eu à subir dans leur vie le joug des Apostats durant ces années. Il s’agit du point de vue des Exilés, dont faisaient partie la plupart des protagonistes de ces Chroniques qui avaient pu suivre ou rejoindre à grands risques le nouveau Roi Demis IV, père de notre Reine.
 C’est aussi celui des résignés, seigneurs restés fidèles, mais qui ne quittèrent pas leurs terres, car trop dépendants de leurs privilèges, parfois, ou simplement pour assurer la sécurité des leurs. Sans pour autant reconnaître la légitimité des Usurpateurs, ils durent pourtant plier l’échine pour ne pas rompre.
 À l’inverse, certains de ces seigneurs semblaient s’en accommoder, trop bien d’ailleurs... Ceux-là tremblaient alors depuis la Restauration par crainte d’être reconnus déloyaux et d’en être justement punis. Leur heure viendrait, assurément, mais pour l’instant, la reconstruction était la priorité, mais qu’ils sachent que nous ne les oublions pas.
Et enfin, c’est aussi le point de vue des plus fidèles, qui, par dévouement autant que par conviction, restèrent auprès de ceux qui nous avaient trahis. Écoutant, observant et transmettant aux Exilés tout ce qui pourrait être utilisé pour résister et reprendre un jour le pouvoir. Grâce à leur courage, grâce à leur abnégation lors ces sombres années, ces résistants, héros anonymes, permirent à la cour en exil d’avoir accès à des informations qui devaient se révéler par la suite d’une importance cruciale pour la reconquête du royaume.

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 Ils furent peu nombreux, certes, mais qui pourrait se permettre de juger ceux qui gardaient profil bas par crainte ?
 Lorsque tout bascule si vite, les convictions ne sont que peu de choses face aux besoins immédiats de la survie. Il serait aisé de porter un jugement a posteriori, bien installé dans ce fauteuil au cœur de la magnifique Bibliothèque Royale, mais je m’y refusais. Ce serait bien trop facile et surtout trop injuste pour ceux qui ont le plus souffert lors de ces terribles années.

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 En cela, je suivais les pas de notre Reine qui n’avait souhaité stigmatiser ou montrer quiconque du doigt. D’après elle, maintenant que la paix était revenue, il fallait aller de l’avant et laisser les plaies se refermer. Le temps avait passé depuis ces tristes événements, mais une telle bonté me laissait toujours admiratif. Connaissant les peines et les souffrances qu’elle et ce qui restait de sa famille avaient endurées durant toute cette période d’Exil, une vengeance froide et impitoyable envers tous les félons paraissait légitime et était même attendue par la plupart des sujets du royaume, assurément.

 Ce fut à partir de ce moment que chacun put faire ses preuves ou faire amende honorable pour prouver sa loyauté au régime légitime enfin restauré.

 

 

 

 

 

 

 


Temoignage 

personnel

Azek Nolhan

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Erityl, Lordorhan - 30 Julius 2142

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 Cela faisait déjà plus d’un an que la Reine avait repris possession du Palais, mais le travail qui restait à accomplir pour redresser le royaume était immense. Il fallait œuvrer de tous côtés, dans toutes les institutions et lorsque les finances de l’État le permettaient. Par bonheur, l’économie se relançait lentement mais sûrement, soutenue par le regain des échanges commerciaux avec les royaumes voisins qui se développaient rapidement grâce au retour de la dynastie de droit sur le Trône de Lordorhan.

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 Pourtant, à notre entrée dans ce qu’il restait du Palais à la fin de la guerre, rien ne semblait gagné, tant ce symbole de la royauté n’était plus qu’une ombre menaçante et froide se projetant sur une ville et une nation en ruines.
 Quel ne fut pas mon désarroi quand je vis l’état des Archives ! « Dévastation » fut le premier mot qui me vint. Moi qui n’avais toujours eu que passion pour les livres, je fus atterré du spectacle qui se présenta à mes yeux...
 L’Usurpateur, retranché dans le Palais avec le maigre reste de ses fidèles, sentant que tout était perdu, avait certainement ordonné d’y mettre le feu... À moins que les combats internes n’aient été à l’origine du sinistre ? Cela ne fut jamais établi avec certitude, mais qu’importe.
 L’assaut de nos troupes ayant été foudroyant, l’incendie put être néanmoins maîtrisé, mais par endroits, les dégâts furent considérables, comme dans ces infortunées salles des Archives.
 Il s’agissait pourtant de la mémoire du royaume, où des siècles d’Histoire auraient dû être soigneusement conservés à l’abri, dans l’un des lieux les plus sûrs du pays... Mais bien heureusement, rien ne semblait avoir été définitivement perdu ou trop abîmé pour ne pouvoir être sauvé bien que la maîtrise du brasier ait exigé le déversement d’un tel volume d’eau sur le bâtiment, que plus de soixante-dix pour cent des textes jetés au sol furent gravement endommagés. Mon travail consista dès lors à superviser une trentaine de scribes, plus ou moins expérimentés, afin que chaque document détérioré puisse être réécrit de façon qu’il reprenne sa place dans le fil du temps et de l’Histoire.

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 Reprendre sa place... Vaste programme en vérité. Quand mon regard se posait sur le capharnaüm dans lequel nous œuvrions depuis des mois, cet objectif me semblait encore bien lointain...
 Selon moi, il était manifeste que tous ces dommages n’avaient pu être causés par le seul incendie. Je pensais plutôt que les Archives avaient bel et bien été saccagées volontairement.
 Le travail de classification en était d’autant plus difficile, car il ne s’agissait plus seulement de regarnir les étagères touchées par l’inondation, mais de recopier et de reclasser l’ensemble des documents en amont.
 Des années de travail nous attendaient.

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 Bien que je ne me sois jamais plaint de cette tâche démesurée, la Reine, qui suivait nos efforts de près, nous octroya trois immenses salles au plus proche des Archives pour nous permettre de travailler et de classer plus efficacement.
 Retrouver l’ordre de l’Histoire n’était pas aisé tant il semblait être en perpétuel mouvement. Un dossier à intercaler une semaine après avoir pensé en avoir fini avec une section, des piles de rapports à ajouter à telle année... La place et la manutention nécessaires à de telles opérations augmentaient chaque jour et nous devions veiller à conserver une rigueur scrupuleuse pour ne pas perdre ce fil ténu. Certes, le royaume avait d’autres problèmes bien plus pressants et fondamentaux après le chaos et la guerre, mais grâce à cette initiative, je pus réellement prendre le temps de contrôler toutes les étapes de sauvegarde et de classification.

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 Ce fut à cette époque que cette affaire fut déterrée, par un simple feuillet trouvé parmi les millions de pages que nous devions traiter.
 Pourquoi cela me sembla-t-il important ?
 Pourquoi cette lettre plus qu’une autre ?

 

 Aujourd’hui, je dirais que c’était le sentiment de réelle détresse qui s’en dégageait qui nous ordonnait de pousser nos recherches. L’urgence qu’elle soulevait ne pouvait qu’attirer notre attention, bien qu’en contrôlant continuellement le travail de mes scribes seulement sur la forme, je serais certainement passé à côté du fond.
 Ce fut Urvos, mon apprenti, qui m’apporta ce feuillet en mains propres. Bien que chaque soir, de grandes caisses soient entreposées dans ce qui me sert de bureau, il choisit de ne pas le placer avec les autres documents.

 — Maître ? m’interpella-t-il timidement.
 — Oui, Urvos ? répondis-je machinalement, totalement absorbé par la lecture d’un passionnant rapport d’expédition dans la Lutrie lointaine datant de plus de soixante-dix ans.
 — Maître, cet écrit pourrait vous intéresser, vous et peut-être même la Reine... Enfin, je ne sais pas vraiment...
 Il hésitait plus que de coutume.

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 Je détachai alors mon regard du manuscrit pour lui jeter un coup d’œil dubitatif par-dessus mes vieux binocles cerclés de cuivre. Qu’est-ce qui pouvait bien se trouver sur cette page qui intéresserait la Reine ? Cette période était déjà suffisamment troublée sans qu’un scribe zélé, bien qu’habité des meilleures intentions, vînt agiter une feuille de papier sous son nez...
 Et était-ce d’une importance suffisante pour m’importuner ainsi, après une longue journée de travail ?
 Bien que fort fatigué en ce début de soirée, je tentai de ne rien lui montrer de mon agacement, car je le savais peu coutumier à me déranger pour rien.

 — Montre-moi, lui dis-je simplement en tendant la main.
 Il me présenta une feuille froissée. Elle paraissait l’avoir été volontairement, mais quelqu’un avait visiblement tenté de la réaplanir dans un souci de préservation. Urvos me précisa que cela n’était pas de son fait et qu’il l’avait trouvée en l’état.

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 Après lecture de quelques lignes, je l’invitai à s’asseoir et à se servir un verre de vin d’Anor qui se trouvait sur mon bureau et dont je ne me séparais jamais.
 Il s’exécuta sans un bruit bien que ses gestes fussent hésitants tant il était peu habitué à une telle marque de familiarité de ma part.
 Le silence était troublé seulement par le tic-tac régulier de l’horloge astronomique se trouvant derrière moi et j’oubliai presque la présence de mon apprenti au fur et à mesure que je me plongeais dans ma lecture. Il pouvait être aussi discret qu’excellemment vif et efficace dans son travail. Une qualité indéniable dans notre profession.

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 Le trouble que je ressentis à la fin de cette lecture me sembla à moi-même étrange. Je ne saurais vraiment dire pourquoi cela me mit si mal à l’aise. Une intuition, sûrement. Certainement la même qui poussa Urvos à me présenter cette lettre. Ou peut-être ce sentiment venait-il des annotations manuscrites qui se trouvaient en marge, chose peu commune pour un document d’archives.
 Vraiment étrange...
 Serait-ce le destin qui ne voulut pas que cette affaire et tout ce qui en découlerait se perdent pour toujours dans des archives poussiéreuses, oubliée de tous ?
 Hélas, les annotations n’étaient pas signées, mais l’empressement que semblait avoir eu cette deuxième main à faire disparaître cette missive dans les étagères caressa bien trop fort ma curiosité naturelle et mon sentiment initial n’en fut que renforcé.
 Pourquoi classer et dissimuler cette lettre alors que celui qui la froissa, de désintérêt sûrement, ou en connaissance de cause peut-être, aurait pu simplement la jeter au feu ?
 Pourquoi l’annoter si c’était pour l’oublier ? Pour la protéger, peut-être ?
 La dernière note était-elle postérieure ou antérieure aux autres ? En tout cas, elle semblait clairement de la même main. La qualité de l’encre ne permettait pas, en l’état, de me faire une opinion à ce sujet.
 Tant de questions et de mystères autour d’une simple missive. Mais autant de disparitions, aussi régulières avaient dû être rapportées ailleurs, par d’autres sources, c’était certain. Cela ne pouvait pas être le seul témoignage.
 Mon envie d’en savoir plus, de chercher partout dans l’espoir de trouver d’autres renseignements fut alors enivrante.
 Le carillon de l’horloge me sortit brutalement de mes pensées. Je fis alors de mon mieux pour cacher mon excitation à mon apprenti en ôtant calmement mes binocles et en les posant avec précaution sur la pile de papiers entassés sur le bureau devant moi. Il me fixait en silence les bras croisés dans les grandes manches de sa tenue d’archiviste, attendant mon verdict.
 — Eh bien, mon garçon, je pense que tu as raison.
Ses épaules se contractèrent lorsque je lui annonçai qu’il viendrait avec moi présenter sa découverte à la Reine.

 — Cette rencontre t’inquiète ? lui demandai-je amusé. Tu as fait du bon travail. Il est normal que tu puisses le présenter toi-même, ne serais-tu pas indigné que je m’octroie cette découverte ?
Je le sentis piqué, fier que son travail soit ainsi reconnu, mais aussi gêné par sa timidité naturelle. J’entrepris de remplir son verre qu’il tenait encore et dont il fixait le fond, perdu dans ses réflexions.
 — Notre travail de rats de bibliothèque ne doit pas te faire craindre le reste du monde, Urvos. Il ne faut pas se couper de lui bien que nous travaillions dans l’ombre.

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 On aurait dit un enfant et il en était finalement encore un avec sa chevelure ébouriffée de boucles indisciplinées. Je réalisai à ce moment-là que je ne connaissais pas précisément son âge. Vingt ans tout au plus ?
 Il bredouilla quelques mots incompréhensibles. Son embarras était touchant, et je ris de bon cœur.
 — Que tu puisses être impressionné par ce rendez-vous est bien normal, mais tu verras, malgré son rang, c’est aussi une personne très accessible. Sois naturel et tout ira bien, je t’assure.

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 Cela sembla le rassurer et je lui demandai alors plus de détails concernant l’endroit où il avait trouvé la lettre. Malheureusement, elle semblait avoir été perdue là, sans raison logique, dans une zone des Archives que nous finissions de traiter après plus de trois mois de réécritures.
 Aucun des documents précédemment retrouvés ne semblait aller dans le sens d’une classification cohérente et volontaire. Cette section ne s’intéressait qu’à de soporifiques actes notariaux tournant autour de questions de cadastre des différents comtés du royaume.

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 Ce simple feuillet aurait alors pu s’envoler de n’importe où lors du saccage des Archives. Il restait tant de travail qu’il nous faudrait certainement des années pour espérer retrouver le lieu de rangement d’origine – si des documents similaires existaient et avaient pu être entreposés quelque part autrefois.
Je n’étais pas encore Grand Archiviste à l’époque, et les secrets de ce lieu m’étaient encore totalement inconnus. Avant d’aller voir la Reine, je devrais faire explorer les alentours par les scribes, et ce dès le lendemain.

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